L’attaque de Nairobi et le risque de régionalisation d’Al Shabaab

Article publié dans Le Grand Continent le 21 janvier 2019

En bref – Le plus récent carnage de Al Shabaab au Kenya, dans l’hôtel DusitD2 à Nairobi, a fait au moins 21 morts. Il rappelle que sa capacité d’organiser des attaques complexes sur des cibles de haute valeur n’est pas diminuée. Bien que le combat que mène ce mouvement somalien est d’abord nationaliste, il risque de s’étendre aux pays voisins et à des problématiques sociales distinctes.

Au cœur de la ville moderne de Nairobi se trouve Dusit, un complexe de bureaux, magasins de produits de luxe, restaurants et un ‘boutique hôtel’. Un lieu pour les riches Kenyans et les voyageurs d’affaires, avec une seule voie d’accès gardée par une compagnie de sécurité privée qui fouille toute voiture qui rentre. Le mardi 15 janvier, vers 15 :00, cet îlot de paix qui rappelle Dubaï est secoué par une explosion suicide dans le lobby de l’hôtel, suivi par l’apparition de quatre ou cinq militants bien armés. Ceux-ci ouvrent le feu sur les clients terrorisés. Il faudra jusqu’au lendemain matin pour que la police kenyane achève le dernier des assaillants. Bilan : au moins 21 morts, dont un américain, un britannique, un policier et les cinq terroristes[1].

Al Shabaab, le groupe islamiste Somalien, réclame l’attentat et sa porte-parole expliquera deux jours plus tard que c’est en représailles contre la reconnaissance par Trump de Jérusalem comme capitale de l’Israël[2]. Cette motivation géopolitique semble une invention post-facto. Certains commentateurs rappellent que c’est le troisième anniversaire de l’attaque des militants contre la base militaire Kenyane à El Adde, en Somalie, qui fit près de 150 morts en 2016 : l’opération militaire la plus sanglante de l’histoire d’Al Shabaab. D’autres spéculent sur la présence à l’hôtel du Président Haaf de la région fédérale Somalienne de Galmudug, qui y rencontre des donateurs[3].

Quoi qu’il en soit, ce coup porté au pouvoir et au public Kenyan, ainsi que son effet médiatique international, démontrent que Al Shabaab est encore capable de monter des opérations complexes en territoire ennemi. Le groupe, qui continue à insister sur la retraite des troupes étrangères de la Somalie, y contrôle encore 30 à 40 % du territoire[4] et est présent dans le reste du centre et du sud du pays – y compris à Mogadiscio, où la plupart des commerces sont obligés de payer un ‘impôt de guerre’[5].

Selon des experts internationaux de la lutte anti-terroriste, les services de sécurité kenyans étaient informés de la possibilité d’une attaque[6]; après l’attaque sur le centre commercial de Westgate en 2013 (environ 70 morts) il est apparu que ces services, gangrénés par la corruption et peu disposés à partager les infos entre eux, portaient une part de responsabilité[7]. C’est un constat amer pour les américains et les anglais qui ont tant investi dans la capacité de la lutte anti-terroriste au Kenya. Mais la détection des terroristes est d’autant plus difficile que deux attaquants venaient des environs de la capitale, et n’étaient pas Somaliens. Un d’eux portait même un nom chrétien : Eric.[8]

MISE À JOUR: IL PARAÎT QUE TOUS LES ATTAQUANTS SAUF UN ÉTAIENT DE NATIONALITÉ KENYANE

En effet, même si Al Shabaab est avant tout un mouvement nationaliste, la régionalisation du conflit due à l’intervention AMISOM (chapeauté par l’Union Africaine avec le soutien financier de l’Europe, logistique des Nations Unies et sécuritaire des Etats Unis) l’a amené à chercher des recrues dans les pays contributeurs de troupes, notamment au Kenya et en Ouganda. La marginalisation des communautés musulmanes le long de la côte (notamment à Mombasa) produit bien sûr un vivier fertile, mais le recrutement de Kenyans qui ne sont d’origine ni musulmane ni Somalienne est un fait plus récent, qui doit troubler les autorités kenyanes. Dans un pays où le modèle économique creuse rapidement les écarts de richesse, l’attaque sur cet îlot de luxe qu’est Dusit prend une dimension presque sociale.

Perspectives

– Il n’y a pas à craindre forcément une nouvelle attaque de Al Shabaab à Nairobi ces prochains temps. Comme le note l’analyste de ICG Rashid Abdi, Al Shabaab joue au Kenya un jeu de longue haleine, et pourra attendre quelques années (comme depuis Westgate) avant de monter une nouvelle attaque, quand les services de sécurité feront moins attention.

– Le recrutement de Al Shabaab au Kenya va bon train, mais ne se limite pas aux populations musulmanes de la côte, ce qui est communément supposé. Si d’autres groupes sociaux au Kenya, avec d’autres revendications, commencent à s’identifier au combat que mène Al Shabaab, il y a un risque d’épanchement.


Sources

[1] Statement by Inspector General Boinnet, retrieved on dailyactive.info: http://dailyactive.info/index.php/2019/01/16/dusit-attack-full-statement-update-by-inspector-general-boinnet

[2] Déclaration faite par le porte-parole de Al Shabaab Sheikh Ali Dheere le matin du 17 janvier, et postée sur les sites pro-Al Shabaab ainsi que sur twitter.

[3] Radio Dalsan (@DalsanFM) on Twitter, 15 Jan 2019

[4] Voir par exemple la carte sur le site web de Critical Threats : https://www.criticalthreats.org/analysis/al-shabaab-area-of-operations-october-2017

[5] Harun Maruf in VOA on 3 December 2018: “In Somalia, businesses face ‘taxation’ by militants”. https://www.voanews.com/a/in-somalia-businesses-face-taxation-by-militants/4684759.html

[6] The Guardian on 16 January 2019: “Kenya received warnings of imminent Al-Shabaab terror attack”.  https://www.theguardian.com/world/2019/jan/16/kenya-received-warnings-imminent-al-shabaab-terror-attack

[7] Jeremy Lind: “Inconvenient truths for Kenya after Westgate attack” published on theconversation.com: https://theconversation.com/inconvenient-truths-for-kenya-after-westgate-attack-18927

[8] The Star (Kenyan newspaper) on 17 January 2019: “Two Dusit killers were from Kiambu, Nyeri”. https://www.the-star.co.ke/news/2019/01/17/2-dusit-killers-were-from-kiambu-nyeri_c1879102